Yi King et synchronicité
Extraits de la préface à l'édition anglaise du Yi King - 1949
Carl Gustav Jung
Pour comprendre tout ce qu’est un tel livre, il est indispensable de rejeter certains préjugés de l’esprit occidental. La physique moderne est en train de réussir l’entreprise où Kant a échoué avec sa Critique de la raison pure. Les axiomes de la causalité sont ébranlés jusque dans leurs fondements. Nous savons désormais que ce que nous appelons les lois naturelles ne sont que des vérités statistiques et doivent nécessairement souffrir des exceptions. Nous n’avons pas pris suffisamment en considération le fait que nous avons besoin du laboratoire avec ses restrictions draconiennes pour démontrer la validité invariable de la loi naturelle. Si nous laissons faire la nature, nous avons un tableau bien différent : dans tout processus, il y a une interférence partielle ou totale d’un hasard, si bien que, dans des circonstances naturelles, une suite d’événements absolument conforme à des lois spécifiques est presque une exception. L’esprit chinois, tel que je le vois à l’œuvre dans le Yi King, semble être exclusivement préoccupé de l’aspect fortuit des événements. Ce que nous nommons coïncidences semble être son souci principal et ce que nous appelons, causalité passe presque inaperçu. Nous devons admettre qu’il y a quelque chose à dire sur l’énorme importance du hasard. Une somme incalculable d’efforts humains est directement employée à combattre et à restreindre la nocivité ou le danger représenté par le hasard. Des considérations théoriques de cause et d’effet semblent souvent pâles et poussiéreuses en comparaison des résultats pratiques du hasard. Il est très bien de dire que le cristal de quartz est un prisme hexagonal. La proposition est tout à fait vraie dans la mesure où l’on envisage un cristal idéal. Mais dans la nature, on ne trouve pas deux cristaux identiques, bien que tous soient immanquablement hexagonaux. La forme réelle attire davantage le sage chinois que la forme idéale. Le réseau inextricable de lois naturelles constituant la réalité empirique a plus d’importance pour lui qu’une explication causale d’événements qui doivent en outre être séparés les uns des autres pour qu’on puisse les étudier convenablement.
Tandis que l’esprit occidental trie, pèse, choisit, classe, isole avec soin, le tableau chinois du moment embrasse tout, jusqu’au détail le plus mince et le plus dépourvu de sens, parce que le moment observé est fait de tous les ingrédients. Ainsi il advient que lorsqu’on jette les trois pièces de monnaie ces détails fortuits entrent dans le tableau du moment observé et en font partie. Pour nous, ce serait une assertion banale et presque dépourvue de sens (au moins superficiellement) de dire que tout ce qui advient à un moment donné possède inévitablement la qualité particulière de ce moment. Ce n’est pas là un argument abstrait, mais une affirmation très pratique. Il y a certains connaisseurs qui peuvent vous dire, simplement d’après l’apparence, le goût et la tenue d’un vin, l’emplacement de son vignoble et son année d’origine. En d’autres termes, l’inventeur du Yi King, quel qu’il ait pu être, était convaincu que l’hexagramme obtenu à un certain moment coïncidait avec ce dernier en qualité aussi bien que chronologiquement. Pour lui, l’hexagramme était l’exposant du moment où il était tracé, et même plus que ne pouvaient l’être les heures de l’horloge et les divisions du calendrier - dans la mesure où l’hexagramme était entendu comme indiquant la situation essentielle qui prédominait au moment de son origine.
Cette affirmation présuppose un certain principe curieux que j’ai nommé synchronicité, concept qui formule un point de vue diamétralement opposé au point de vue causal. Puisque ce dernier est une vérité purement statistique et non absolue, c’est une sorte d’hypothèse de travail concernant la manière dont les événements sortent les uns des autres, tandis que la synchronicité prend la coïncidence des événements dans l’espace et le temps comme signifiant plus qu’un pur hasard, à savoir une interdépendance particulière d’événements objectifs entre eux aussi bien qu’avec les états subjectifs (psychiques) de l’observateur ou des observateurs. L’ancien esprit chinois contemple le cosmos d’une manière comparable à celle du physicien moderne, qui ne peut pas nier que son modèle du monde soit une structure nettement psychophysique.
L’événement microphysique inclut l'observateur tout comme la réalité sous-jacente au Yi King comprend des conditions subjectives, c’est-à-dire psychiques, dans la totalité de la situation du moment. Tout comme la causalité décrit la suite d’événements, ainsi, pour l’esprit chinois, la synchronicité traite de la coïncidence des événements. Le point de vue causal nous raconte une histoire dramatique sur la manière dont D est venu à l’existence -. il a tiré son origine de C, qui existait avant D, et C à son tour avait un père, B, etc. De son côté la vision synchronistique s’efforce de produire un tableau de coïncidence aussi rempli de signification. Comment se fait-il que A’, B’, C’, D’, etc. apparaissent tous au même moment et au même endroit ? Cela se produit tout d’abord parce que les événements physiques A’ et B’ sont de même qualité que les événements psychiques C’ et D’, et ensuite parce que tous sont les exposants d’une seule et même situation momentanée. Cette situation est considérée comme représentant un tableau lisible et compréhensible. Les soixante-quatre hexagrammes du Yi King sont les instruments à l’aide desquels peut être déterminée la signification de soixante-quatre situations différentes mais typiques. Ces interprétations sont équivalentes à des explications causales. La connexion causale est statistiquement nécessaire et peut par suite être soumise à l’expérience. Dans la mesure où les situations sont uniques et ne peuvent pas être répétées, l’expérimentation dans le domaine de la synchronicité semble être impossible dans des conditions ordinaires. Dans le Yi King, le seul critère de validité de la synchronicité est l’opinion de l’observateur constatant que le texte de l’hexagramme correspond fidèlement à sa condition psychique.
Il est admis que la chute des pièces de monnaie est ce qu’il doit être nécessairement dans une "situation" donnée, dans la mesure où tout ce qui survient au moment donné lui appartient comme une partie indispensable du tableau. Si une poignée d’allumettes est jetée sur le plancher, elles forment le dessin caractéristique de ce moment. Mais une vérité aussi évidente que celle-là ne révèle sa nature signifiante que s’il est possible de lire le dessin et de vérifier son interprétation, en partie grâce à la connaissance qu’a l’observateur de la situation subjective et objective, en partie par le caractère des événements subséquents. Ce n’est manifestement pas une procédure attrayante pour un esprit critique habitué à la vérification expérimentale de faits ou à l’évidence concrète. Mais pour quelqu’un qui aime regarder le monde sous l’angle qui était celui de l’ancienne Chine, le Yi King peut avoir un certain attrait.
Ce fait étrange qu’une réaction productrice de sens naisse d’une technique excluant apparemment toute signification depuis le début est le grand titre de gloire du Yi King. Les réponses sensées sont la règle. J’accorde à la pensée occidentale que n’importe laquelle des soixante-quatre réponses à une question est possible et, assurément, je ne puis avancer qu’une autre réponse ne soit pas également significative. Toutefois celle qui est reçue est la première et la seule ; nous ne savons rien d’autres réponses possibles. Poser la même question une seconde fois est un manque de tact: "Le maître ne parle qu’une fois." Je tiens pour anathème la pesante et maladroite méthode pédagogique qui tente d’ajuster des phénomènes irrationnels à un modèle rationnel préconçu. En fait, des données telles qu'une réponse doivent demeurer comme elles étaient quand elles ont pour la première fois émergé pour s’offrir à la vue, car ce n’est qu’alors que nous savons ce que fait la nature lorsqu’elle est laissée à elle-même sans être troublée par l’action brouillonne de l’homme. On ne doit pas aller vers des cadavres pour étudier la vie. De plus, une répétition de l’expérience est impossible pour la simple raison que la situation originelle ne peut être rétablie. Et c’est pourquoi il n’y a dans chaque cas qu’une première et unique réponse.
L’identité de celui qui parle ne dépend pas seulement de la manière dont la question est formulée, étant donné que nos relations avec notre prochain ne sont pas toujours déterminées par ce dernier. Très souvent nos relations dépendent presque exclusivement de notre attitude, bien que ce fait puisse demeurer totalement inaperçu de nous. C’est pourquoi si un individu est inconscient de son rôle dans une relation, le Yi King peut lui réserver une grande surprise : contrairement à son attente, il pourra apparaître lui-même comme l’agent principal, ainsi que le texte l’indique parfois sans méprise possible. Il peut se faire aussi que nous prenions une situation trop à cœur et la considérions comme très importante, tandis que la réponse obtenue en consultant le Yi King attire l’attention sur un autre aspect inattendu qui était implicitement inclus dans la question.
D’un bout à l’autre de l’ouvrage, le Yi King insiste sur la connaissance de soi. La méthode suivant laquelle ce résultat doit être obtenu ouvre la voie à toutes sortes d’abus, et elle n’est donc pas faite pour des esprits frivoles ou manquant de maturité ; elle n’est pas non plus destinée aux intellectualistes et aux rationalistes. Elle ne convient qu’à des gens de pensée et de réflexion qui aiment à méditer sur ce qu’ils font et sur ce qui leur arrive, tendance qu’il ne faut pas confondre avec la rumination morbide de l’hypocondriaque. Comme je l’ai indiqué plus haut, je n’ai pas de réponse à apporter à la multitude des problèmes qui se présentent lorsque nous cherchons à harmoniser l’oracle du Yi King avec nos canons scientifiques reçus. Mais inutile de le dire, point n’est besoin d’introduire des facteurs " occultes ". Ma position en cette matière est pragmatique, et les grandes disciplines qui m’ont enseigné l’utilité pratique de ce point de vue sont la psychothérapie et la psychologie médicale. Il n’est sans doute aucun autre domaine où nous devions compter avec tant de grandeurs inconnues et nulle part ailleurs nous ne nous habituons à ce point à adopter des méthodes dont l’efficacité est indéniable lors même que nous en ignorons longtemps le mode d’action. Des cures inattendues peuvent naître de thérapies discutables, et des méthodes réputées dignes de confiance peuvent conduire à des échecs surprenants. Dans l’exploration de l’inconscient nous tombons sur des choses étranges dont le rationaliste se détourne avec horreur, prétendant après coup qu’il n’avait rien vu du tout. La plénitude irrationnelle de la vie m’a appris à ne jamais rien rejeter, même si cela va contre nos théories (lesquelles, en mettant les choses au mieux, ont une existence si brève !), ou n’admet par ailleurs aucune explication immédiate. Cela est évidemment inquiétant et il n’est pas certain que la boussole indique la bonne direction ; mais la sécurité, la certitude, la tranquillité ne conduisent pas à des découvertes. Il en va de même du mode chinois de divination. Manifestement la méthode mène à la connaissance de soi, bien qu’à toutes les époques on en ait également fait un usage superstitieux.
Je suis, bien entendu, pleinement convaincu de la valeur de la connaissance de soi, mais est-il bien utile de recommander un tel savoir, quand à travers tous les siècles les hommes les plus sages en ont prêché sans succès la nécessité ? Même pour l’œil le plus bigle, il est évident que ce livre représente une longue exhortation à scruter soigneusement notre caractère, nos attitudes, nos mobiles. Cette disposition trouve en moi une résonance et m’a incité à entreprendre cette préface. Jusque-là je ne m’étais exprimé qu’une seule fois à l’égard du problème du Yi King : c’était dans un hommage à la mémoire de Richard Wilhelm Il. Le reste du temps j’avais observé un silence plein de discrétion. Il n’est nullement facile d’entrer dans une mentalité aussi lointaine et aussi mystérieuse que celle dont émane le Yi King. On ne peut guère d’autre part traiter par le mépris de grands esprits comme Confucius et Lao Tseu, si l’on est capable d’apprécier la qualité des pensées qu’ils représentent. On peut encore moins omettre de voir que le Yi King fut leur principale source d’inspiration. Je sais que je n’aurais pas osé, dans le passé, m’exprimer de façon si explicite en une matière si incertaine. Je prends ce risque parce que je suis maintenant dans ma huitième décennie et que les opinions changeantes des hommes ne m’impressionnent plus : les pensées des vieux maîtres ont pour moi plus de valeur que les préjugés philosophiques de l’esprit occidental. Quant aux milliers de questions, de doutes, de critiques que soulève ce singulier ouvrage, je ne puis y répondre. Le Yi King se présente avec des preuves et des résultats ; il ne se vante pas, il n’est pas d’un abord aisé. Constituant un élément de la nature, il attend, comme tel, qu’on le découvre. Il n’offre ni faits, ni pouvoirs, mais, pour les êtres épris de connaissance de soi et de sagesse - s’il en est -, il paraît être le livre adéquat. A l’un, son esprit semblera aussi lumineux que le jour ; à un autre, chargé d’ombre comme le crépuscule ; à un troisième, obscur comme la nuit. Celui à qui il ne plaît pas n’a pas à l’utiliser, et celui qui est contre lui n’est pas obligé de le trouver véridique. Puisse-t-il s’avancer dans le monde pour le bénéfice de ceux qui savent discerner sa signification.

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